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La toute première visite de supervision de la CourIDH en 39 ans d'existence : affaire Plan de Sanchez c. Guatemala

Catégorie(s): Human rights, Guatemala, 2017

Alima Racine est conseillère juridique volontaire déployée au Guatemala dans le cadre du projet « Protection des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables » mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR) grâce à l'appui financier du gouvernement du Canada. Elle agit au sein du Centre pour l’Action Légale en Droits Humains (CALDH), organisation guatémaltèque de défense des droits humains.

Photo : CALDH

Le 27 mars 2017, le Guatemala a été le théâtre de la première visite de supervision de la CourIDH (ci-après ‘la Cour’). En effet, en 39 ans d’existence, c’est la première fois que la Cour se déplace dans un État pour superviser la mise en œuvre de sa décision en matière de réparations. La première fois que la Cour s’est déplacée dans un autre État fut en 2012, sur le territoire du peuple autochtone Kichwa de Sarayaku, dans le sud-est amazonien de l'Équateur. Cette visite avait été organisée à titre exceptionnel, afin d'observer in situ la situation et les expériences des victimes présumées, ainsi que certains endroits où se sont déroulés les faits.

Très attendue au Guatemala de la part des victimes et de la société civile, cette visite visait à vérifier l’état d’avancée des réparations qu’elle a imposées à l’État dans ses décisions connues sous le nom de Plan de Sanchez et Rio Negro(1).

Photo : ASFC

I. Contexte

Plan de Sánchez est un village situé dans le département de Baja Verapaz et habité principalement par des autochtones de la communauté maya Achí. Le 18 juillet 1982, deux grenades ont été lancées dans le village aux petites heures du matin. En après-midi, les habitants ont été assiégés par un commando de 60 membres des forces armées guatémaltèques, dont des officiers de la base militaire de Cobán. Environ vingt fillettes et jeunes femmes entre 12 et 20 ans ont d’abord été séquestrées, violées, puis assassinées. Les autres enfants ont, quant à eux, été frappés jusqu'à la mort. Les femmes plus âgées, les hommes et les jeunes garçons ont été emmenés dans une maison, où ils ont été abattus à coups de grenade et de tirs en rafale. Le commando a ensuite mis le feu à l'immeuble et brulé leurs corps. Plus de 260 personnes ont péri lors de ce massacre(2).


Outre la délégation de la Cour, la délégation de l’État était composée des représentants de différents ministères et institutions directement en charge de l’exécution des réparations en cause(3). Du côté des victimes, se trouvait le Centro para la Accion Legal en Derechos Humanos (CALDH) qui les représente devant les instances nationales et interaméricaines.

Photo : CALDH

II. Compétence de supervision de mise en œuvre des décisions de la Cour

La Cour interaméricaine, qui est l’organe qui est mandaté pour superviser l’implémentation de ses propres décisions (4), a pour but de s’assurer que les réparations ordonnées par le Tribunal sont implémentées. Cela implique, tout d’abord, qu'elle demande périodiquement des informations à l'État concerné sur les actions entreprises et sollicite les observations de la Commission et des victimes ou de leurs représentants. Une fois que la Cour dispose de ces informations, elle évalue si l’implémentation des décisions est effective, oriente les actions de l'État à cet effet, et, si nécessaire, peut ordonner une audience de contrôle(5).

C’est dans une affaire mettant en cause le Panama(6) que la CIDH a établi le fondement juridique qui lui permet de superviser l’exécution de ses arrêts. Dans cette affaire, le gouvernement panaméen avait alors argumenté que la Cour n’avait pas l’autorité requise pour exiger des États qu’ils fournissent les informations qui permettraient d’apprécier l’étendue de l’implémentation des mesures qu’elle a dictées. Toutefois, la Cour répliqua qu’elle avait la compétence nécessaire pour déterminer l’étendue de sa juridiction, étant donné que la supervision en était une partie inhérente. La Cour statua aussi que compte tenu du fait que ses décisions avaient pour but de protéger les victimes et leur octroyer des réparations dignes, cet objectif ne pourrait être atteint que si les arrêts sont pleinement implémentés(7) .

Photo : CALDH

III. Pouvoir inhérent de la Cour d’octroyer des réparations

Le pouvoir inhérent des tribunaux d’octroyer des réparations découle du principe de responsabilité des États. Ce principe fut clairement formulé dans l’arrêt Chorzow (8) de la Cour permanente de justice internationale. En l’espèce, dans le contexte des Amériques, l’article 63 de la Convention Américaine des Droits de l’Homme- Pacte de San Jose prévoit explicitement des sanctions à l’égard des États ayant violé les droits humains protégés par ce traité:

1. Lorsqu'elle reconnaît qu'un droit ou une liberté protégés par la présente Convention ont été violés, la Cour ordonnera que soit garantie à la partie lésée la jouissance du droit ou de la liberté enfreints. Elle ordonnera également, le cas échéant, la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à laquelle a donné lieu la violation de ces droits et le paiement d'une juste indemnité à la partie lésée.

Photo : CALDH

IV. Réparations visées par la visite de supervision

Dans l’affaire Plan de Sanchez c. Guatemala, la Cour s’est penchée sur la question de la détermination de la réparation la plus adéquate à octroyer à la suite du massacre de plus de 260victimes. En plus de la compensation monétaire, la Cour a condamné l’État à adopter une pléiade d’actions ayant pour but la réparation des dommages causés (9). En l’espèce, la Cour a imposé à l’État un certain nombre de mesures, mais seules les 5 suivantes étaient visées par la visite de supervision du 27 mars 2017:

1. Se doter d’un personnel enseignant formé pour l’enseignement interculturel et bilingue en éducation primaire, secondaire et diversifiée dans les communautés de Plan de Sanchez ;

2. Construire des logements décents pour les survivants du massacre ;

3. Offrir un traitement médical et psychologique gratuit aux victimes ;

4. Maintenir et améliorer les infrastructures routières entre les différentes communautés ;

5. Développer un système de drainage et de traitement des eaux usées ou résiduelles et d’approvisionnement en eau potable.

Photo : CALDH

V. Visite des lieux

Le président de la Cour a souligné auprès du public la reconnaissance de la part de la Cour des violations qui ont été commises à Plan de Sanchez et a rappelé la raison de sa visite : faire en sorte que les atrocités commises ne se reproduisent jamais : « Aujourd’hui, l’heure est à la réconciliation ; la communauté doit faire part de ce qui reste à faire quant aux réparations imposées »(10) . Cette visite est aussi l’occasion pour la Cour de s’assurer que sa décision soit entièrement respectée.

Une représentante de la communauté a pris la parole pour exprimer sa déception quant aux autres maisons que l’État a construites, car elles sont faites avec des matériaux de mauvaise qualité et ne répondent pas aux normes internationales en la matière. Elle a souligné que la plupart des maisons construites restent inhabitées en raison de l’absence d’un avis officiel de la part du gouvernement à l’effet qu’elles sont prêtes et que les survivants peuvent en prendre possession. Enfin, elle a aussi dénoncé le fait que l’État guatémaltèque n’a toujours pas construit le reste des 97 résidences à Plan de Sanchez pour les survivants comme le prévoit la sentence.

Photo : CALDH

Un autre représentant de la communauté a évoqué le non-respect de l’État par rapport à l’amélioration des infrastructures routières qui mènent aux différentes communautés environnantes. Il a dénoncé le fait que les routes en question ne sont pas asphaltées et qu’il suffirait que la saison des pluies commence pour rendre les routes impraticables et dangereuses.

Un des leaders de la communauté, Juan Manuel Jeronimo, a axé son intervention sur les questions de réparation quant au traitement médical et psychologique gratuit et la mise en place d’un système de drainage et de traitement des eaux usées ou résiduelles et d’approvisionnement en eau potable. Il a souligné que même s’il existe un poste de santé administré par le gouvernement, il manque de médicaments et de personnels qualifiés pour offrir les traitements appropriés. Il a aussi souligné l’absence du système de traitement des eaux usées et a affirmé que c’est grâce aux efforts concertés de certains membres de la communauté et non de l’État qu’ils ont pu installer un système d’approvisionnement en eau potable.

Photo : ASFC

Un dernier représentant a exprimé son regret quant au fait que l’État ne s’est toujours pas doté d’un personnel enseignant formé pour l’enseignement interculturel et bilingue en éducation primaire, secondaire et diversifiée dans les communautés du Plan de Sanchez. Il a dénoncé le fait qu’il n’y a que trois enseignants pour tous les six échelons du primaire alors que pour assurer une éducation décente, il faut entre deux et trois enseignants pour chaque échelon.

Le tour effectué par la Cour a entièrement confirmé ces constats. Les représentants de l’État étaient présents à chaque pas lors de cette visite et n’ont pas manqué de tenter d’apporter une justification quant aux manquements des obligations de l’État en vertu de la sentence.

Photo : ASFC

Treize ans se sont écoulés depuis la sentence de la Cour à l’origine des réparations dans l’affaire Plan de Sanchez durant lesquels l’État guatémaltèque a amplement eu le temps de mettre en œuvre lesdites réparations.

La Cour et la Commission sont des organes institutionnels qui garantissent et protègent la spécificité culturelle qui distingue les peuples autochtones des cultures dominantes dans la plupart des États dans les Amériques. En l’espèce, l’abondante jurisprudence en matière de droits humains spécifiques aux violations commises à l’encontre des peuples autochtones et condamnant les États qui les ont commises en est un testament clair.

Il ne serait pas déraisonnable d’entrevoir dans cette visite historique la volonté de la Cour d’être plus proche des personnes qu’elle entend protéger et des institutions nationales chargées de la mise en œuvre des réparations ordonnées par la Cour. Une belle tradition à la fois symbolique et très puissante que l’on espère va prospérer dans le futur d’autant plus que la Cour n’a pas compétence pour octroyer des dommages punitifs ou exemplaires compte tenu du fait que « le système de protection des droits de l’Homme n’a pas de vocation pénale, et que les États ne comparaissant pas devant la Cour comme défenseurs dans une action pénale » (11) .

(1) La Cour a visité deux lieux distincts le 27 mars 2017 : Plan de Sanchez et Pacux (pour l’affaire Rio Negro). Par contre, ce billet porte uniquement sur la visite de la Cour à Plan de Sanchez pour la simple raison que nous avons seulement assisté à cette visite.

(2) Pour plus de détails sur le dossier, je vous renvoie à la fiche technique réalisée par l’équipe d’Avocats sans frontières au Guatemala mis en ligne le 15 mars 2017 : http://www.asfcanada.ca/documents/file/2_fiche-technique-asfc-le-massacre-de-plan-de-sanchez.pdf.

(3) Il s’agit du Fondo para la Vivienda (FOPAVI), du Ministerio de la educacion publica et du Ministerio de Comunicaciones, Infrastructura y Vivienda et de la mairie de Rabinal.

(4) La faculté de contrôler l’exécution de ses décisions est inhérente à l'exercice de ses fonctions juridictionnelles, et trouve également son fondement juridique dans les articles 33, 62.1, 62.3 et 65 de la Convention, ainsi que dans l'article 30 du Statut de la Cour.

(5) La procédure de supervision de mise en œuvre de ses arrêts et d'autres décisions est réglementée par l'article 69 du Règlement de la Cour.

(6) Cour interaméricaine des droits de l’homme. Caso Baena Ricardo y otros vs. Panama. Fondo, Reparaciones y Costas. Sentencia de 2 de febrero de 2001. Serie C n° 72.

(7) Ibid aux paragraphes 201, 202, 203 et 204.

(8) Affaire relative à l’usine de Chorzow (demande en indemnité) (compétence), Publications de la Cour Internationale Permanente de Justice, Series A. - NO. 9, 26 juillet 1927:http://www.icjcij.org/pcij/serie_A/A_09/28_Usine_de_Chorzow_Competence_Arret.pdf

(9) Pour plus de détails sur le dossier, je vous renvoie à la fiche technique réalisée par l’équipe d’Avocats Sans Frontières au Guatemala let mis en ligne le 15 mars 2017 : http://www.asfcanada.ca/documents/file/2_fiche-technique-asfc-le-massacre-de-plan-de-sanchez.pdf

(10) ‘Hoy es momento de reconciliacion y para que ustedes nos digan lo que falta’.

(11) Le système interaméricain de protection des droits de l’homme : particularités, percées et défis, Eric Tardif, La Revue des Droits de l’Homme, Revue du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux, juin 2014: https://revdh.revues.org/962?lang=en